L’après-midi, en
effet, il est abattu. Ça ne se voit pas. Je le sens. C’est dans le frémissement
minuscule de ses rides. Avant, son regard vert, incrusté de limaille brun
clair, était impavide. J’avais pris l’habitude de m’y raccrocher. D’y puiser
mon opiniâtreté.
Plus silencieux
que jamais, en contre-plongée, Patrick m’observe, s’immobilise, et, soudain,
s’écrie :
― Quand
même, je pourrais être ton père !
Surprise, je le
fixe. Sans un bruit. Ni un geste. Je cherche la réponse adéquate. Je traque le
mot le plus beau. Tant pis, si ce n’est pas le plus juste. Tant pis, si ce
n’est pas le plus vrai. Pourvu que ce soit le bon ! Vite !
― Eh,
Monsieur ! Ta gueule ! On parle pas quand on baise !
Ça
y est, me voilà aguerrie ! J’ai fait mes classes et pris du galon !
Faut plus me contrarier.
J’attends
sa riposte. Allez, mon gradé décoré ! Réponds-moi : « Nom d’une
pipe ! ». Comme deux gamins, on va rigoler !
J’attends.
Mais pas de
réponse. Silence. Silence lourd. Je suis allée trop loin ! En panique, je rectifie :
― Tu sais, tu
pourrais être mon frère ! J’ai un demi-frère de ton âge.
Voilà !
C’est ça ! Il a l’air rassuré. Il m’a attrapée, il doit me garder. Un moment, au moins. Le temps que je me consolide.
Le temps que je reprenne mon envol. Dans la vie professionnelle. Et dans ma vie
personnelle. Bon. Sans un mot, nous finissons notre affaire. Nous prenons notre
douche. Le silence tolère à peine nos deux souffles. Court, de grand fumeur,
pour lui. Court, de grande nerveuse, pour moi.
En fin d’après-midi,
je reprends la route.
― Quand même, je pourrais être ton père !
Passant au
crible mental ses mots de ces jours derniers, dans le vrac des sextos dont il
m’a bombardée, dans l’assaut des messages dont il a abusé, je nage.
Soudain, une
heure plus loin, quarante kilomètres trop tard, je comprends enfin. Patrick ne
pense pas à moi. Ni à notre différence
d’âge. Il pense à lui.
Je le connais.
J’ai passé trop d’insomnies à lire les détails de sa vie. Noyées, impudiques et
électroniques, quelques épaves me reviennent à l’esprit :
« Un sac Lancel, des boucles d’oreille avec
diamants, un coffret de parfum Dior, un carré Hermès, une boîte de chocolats
Fauchon, un manteau, une résa en GP pour l’Île Maurice. »
Mais aussi :
« On a tout fait. 3 FIV et une ICSI.
Échecs successifs. »
― Quand même, je pourrais être ton père !
Les hommes, ça
ne dit jamais trop rien. Pauvre Patrick ! Tu veux un enfant ? Tu ne
trouves pas qu’il y a assez de petits malheureux sur cette terre ?
Zut ! Patrick
n’est plus mon psy de fortune. Je lui rends la monnaie de sa pièce. Ce n’est
pas ce que j’avais prévu. D’ailleurs, dans la vie, je n’ai jamais vraiment rien
prévu. Finalement, c’est peut-être mieux ainsi. Lui aussi règle ses problèmes
avec moi. Comme ça, on est quittes.
Ah,
Patrick ! Ton problème n’est pas le mien ! Le mien n’est pas le
tien ! Bien au contraire ! Tu veux éclater au grand jour !
Prendre ta place dans la bienheureuse communauté des géniteurs. M’as-tu-vu(e), m’as-tu bien vu(e) ?
Moi je meurs
d’envie de me cacher. De me faire toute petite. De me fondre, au plus vite,
dans la masse rassurante et uniforme. Et de gagner ma vie.
Mais
alors ? Quel curieux hasard nous a réunis ?
Le proverbe dit
vrai : seules les montagnes ne se rencontrent jamais. Il n’y a rien à
espérer de Patrick. Aux prochaines sélections de navigants, je fermerai ma
bouche. J’irai seule, je ne dirai rien. Tant pis pour le soit-disant piston.
Pauvre
Patrick ! Il me fait de la peine. Et j’ai trop d’amour à donner !
Trop. Si je le garde tout pour moi, je vais éclater !
Le bonheur n’existe
pas. Ou alors si : dans l’espoir des gens crédules. En vrai, il n’y a pas de
bonheur. Il n’y a que des fragments de plaisir. Avec, de temps en temps, un
frisson. Une caresse dans le kairos,
dans l’éclat du moment opportun. Il n’y a que des fragments de plaisir,
kaléidoscopiques, jonchant ça et là les chemins de traverse de l’existence.
Le trajet retour
me jette dans une profonde méditation. Dernier feu rouge avant la maison. Je
serre le volant. Je prie. Mon Dieu, si Tu existes, pardonne-moi ! Je vis
dans le péché. Mais que veux-Tu ? Ce qui compte, c’est rendre son prochain
heureux, sans faire trop souffrir personne ! Non ? La fin ne
justifie-t-elle pas les moyens ?
Alors, si je me
noie dans la marée des corps, si je m’égare dans la forêt des hommes, et si,
finalement, je saute, bardée d’armes, dans mon désert d’ennui, je T’en prie, rattrape-moi !
N’oublie pas Ta brebis égarée. Mais pour l’instant, laisse-moi cueillir
quelques instants de douceur !
Arrivée sous les
arbres, je coupe le moteur. L’hiver se meurt. Sur les branches, les bourgeons
pointent. Dans des chambres, je m’effeuille. Brûlante du plaisir de faire
plaisir, j’appartiens à l’espèce des chiens. Oui, je suis une chienne, dans l’éternel
recommencement pavlovien.
Mais il faudra
bien, à un moment donné, m’en aller. Quitter Patrick et les autres. Cesser de
jouer le rôle attribué. Lâcher la perche ! Vite ! Le téléski théâtral
va bientôt fermer.
(fin du chapitre 1 de Sinusoïdes)