samedi 3 mai 2014

NOLI ME TANGERE (NE ME TOUCHE PAS) (2)

[Février 2004].PAUMÉE.

―Toc! Toc-toc-toc ! Toc-toc !
On frappe. L’homme est là. Le sablier de la vie se retourne. J’entrouvre la porte, et son regard me déshabille.

       Au garde-à-vous, mes seins se fixent. Ils s’enchâssent dans le satin de polyester, et du marché de Trappes. Reflets. Pupilles embrasées. L’histoire est prête à se répéter. Dans le couloir de l’hôtel, l’homme est là.
Encore un qui mangera froid ! Tant pis pour lui !
 J’ouvre. Je reste debout. Sans cette minuscule pointe au cœur, je n’aurais pas peur. L’homme est là. Je soutiens son regard. Deux longues secondes. Ça lui plaît. Je prends sa commande. 

Comme je lis l’heure, à seize heures trente, je songe:
« Mon corps vivant est ouvert ! ». 

Lui me contemple et s’écrie :
Wa-hou !
L’homme. Un homme dont je ne voulais pas. Plutôt laid. Frugal de tendresse, avare de paroles.

― Hello ! ―Coucou ! ― Bravo ! ― Wahou !― Hum !―Aïe !― Debout !― Super !― Miam-miam !― Stop !― Zou !― Encore !― Chut !

 Deux syllabes, pas plus ! Les mots compromettent ! L’homme le sait. Alors, il se tait. Me regarde trop intensément. Et m’invite au silence. Si par malheur j’ouvre la bouche sans tutoyer le pontife, c’est sûr : je bousille son plaisir. Mais c’est plus fort que moi. J’ai besoin de dire les choses. Et ça l’énerve :

― Avec toi, c’est bien, sauf quand tu parles ! 

 Le plus souvent, il prend sur lui. Il soupire à peine, écoute la litanie de mes inquiétudes. Rompu aux ordres, il patiente. Il me rassure. Parfois, il lance un coup de gueule. Mais c’est rare. Allez, assez causé ! Action !

Une turlute ? En mode pute ? Une minute ! Je m’exécute ! À vos ordres, mon colonel !

― C’est divin !
― C’est parce que je suis tombée du ciel !

 Agenouillée, mes yeux dans les siens, je jauge la dilatation de ses pupilles. Mydriase. Extase. Épectase. Va-t-il clamser dans mes bras ? 

Sa main ferme agrippe mes cheveux. Dans ma tête résonne la voix mâle de mon historien de prof. L’érudit s’adresse à son parterre d’étudiantes en décolleté. 

[Septembre 1997]
 Félix Faure est quand même mort dans les bras de sa maîtresse ! 

Quel frimeur, celui-là ! Quel orateur ! Je l’écoute, distraite. Pas vraiment émoustillée. Plutôt cachée. De la lettreuse, je n’ai que les longs cheveux et la silhouette filiforme. Je suis une rebelle romantique. Dans un blouson de cuir noir. Et dans un jean. Une intellectuelle de grande banlieue, à l’assaut de la capitale. Pas une piste !

Un soleil de fin d’été pénètre la salle de sa lumière crue. Nous sommes, jeunes femmes, jeunes hommes, bras et jambes nus. Quels rayons frappent nos cerveaux encore neufs ! Jamais je n’ai compris le soleil, à Paris. Il est si éclatant, à l’intérieur des bâtiments ! Mais il se meurt dans les rues étriquées et salies. Pourtant, à en croire la science, c’est le même soleil qu’en banlieue.

La grande salle blanche n’est plus de ce siècle. Elle ne lutte plus. Se laisse inonder par la lumière franche. L’atmosphère studieuse est en surchauffe. Dans la capitale, les dernières températures estivales sont violentes. Mais c’est qu’on étouffe, là-dedans ! La chaleur nous déconcentre. Chez moi, elle s’évaporait à longueur de champs de blé. Il y a quelques jours à peine, chevauchant mon VTT, je quittais ma cité. Je partais, le cœur léger, batifoler dans les hautes herbes. 

Qu’elle est loin, ma campagne ! Hier, en sortant de la bibliothèque, j’ai fondu en larmes. A cause du Panthéon. Sa façade imposante le trahit. C’est un réceptacle géant. Il emprisonne le soleil !

Pas étonnant ! Ici, on manque de prairies et de champs. Cruellement. Les immeubles nous ont volé la lumière.

Pin-pon ! Pin-pon ! Pin-pon ! Pin-pon !

Le deux-tons d’une sirène déchire l’atmosphère chaude et claire. Le prof interrompt son discours. Le parterre de midinettes reste suspendu à ses lèvres.
Nous sommes dans la grande ville. Pas chez ma mère. Les vitres tremblent. Je tressaille. Mince ! La police ! Elle m’a repérée ! Elle a compris. Je ne suis pas d’ici. Elle vient me cueillir. Parce que je n’écoute pas le prof. Parce que je repense aux hautes herbes. Mon blouson m’a trahie. Je suis une racaille. Le soleil est en prison. On vient m’arrêter.

 Puis le silence retombe. Le prof reprend, dans un sourire :
Félix Faure est quand même mort dans les bras de sa maîtresse ! 

(A suivre)

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