jeudi 1 mai 2014

Sinusoïde(s), pérégrinations d'une "bipolaire", chapitre 1

NOLI ME TANGERE
(NE ME TOUCHE PAS) (1/2)


[Février 2004]. PAUMÉE. 

 J’ouvre la fenêtre de la chambre, autant que je peux. Dehors, et le ciel et la terre sont lourds, froids, et gris. Je me donne dix secondes. Dix secondes, pour humer l’air d’Orly.

Froid. Temps scandinave. Hiver suédois. Quelle est la capitale de la Suède, déjà ? Stockholm, je crois.

Sur la piste grise s’abat la noria des avions, train d’atterrissage en érection. Des petits. Des gros. Des longs et fins. Des bourrus. Des blancs. Des colorés. La piste est une pute. Elle offre ses lignes et ses courbes à tous les profils, à toutes les origines. Pas con. Le chétif A- 320 d’Air France. L’imposant 747-cargo ivoirien. Tous ont leur chance. C’est évident. La piste est une pute. 

Soudain, le doute m’assaille. Je frissonne. Cheveux colorés, maquillage, nuisette et talons hauts…
Est-ce que, moi aussi, je serais une piste ? 

Les mots n’ont plus de sens. Une joue dans chaque main, je m’accoude au dormant métallique. Son contact froid m’est familier. Face à son agressivité, je joue l’indifférente. D’ailleurs, je pourrais jouer n’importe quel rôle. J’attraperais, entre mes lèvres, le texte à débiter. Un peu comme on saisit la perche du tire-fesses, au ski.

La vie est absurde. Les gens galopent après des buts futiles. Ils entrent dans une mascarade de bons sentiments, d’événements voulus-subis, d’émotions convenues. M’as-tu-vu(e), m’as-tu bien vu(e) ?
Alors, tant pis. Tant pis, si, happée par l’un d’eux, je dois entrer en scène, poussée par un destin qui n’est pas le mien. C’est la vie. Tant pis, si, au prix de ma dignité, je m’arrange avec la vérité. Je prends sur moi. 

Allez ! Je l’ai peut-être bien mérité. Voulu-subi, aussi. Je refais le match. Me console de paroles plus ou moins fleuries. Des paroles, ça suffit à me faire tenir. Pour ma seule défense, je lèverais des brigades entières de mots ! Plus besoin d’uniforme. En déshabillé, ou nue, je dirige mon armée !
Mais voici retentir, dans ma tête, la valse des dates-souvenirs !

[1985] Mon enfance est un paysage d’aéroport. Aucune perspective. Pas de ciel bleu. Pas de contours précis, excepté, peut-être, ceux des arêtes. Des arêtes des immeubles, sur l’horizon. Un horizon improbable, tracé au béton armé.
Les heures s’égrènent dans un silence angoissant ― ce même silence qui m’assourdit, tandis que j’attends, en tenue idoine, la visite de cet homme.
La piste est du même gris que la cour de l’école. Petite, je ne joue pas avec les autres enfants. Je reste engoncée dans le confort incolore, et plus ou moins instable, de mon univers intime. Le talon d’un pied contre le bout de l’autre, en petit pas conditionnés à ma pointure enfantine, j’arpente le périmètre de bitume. Je vais loin. Loin du tumulte aigu des fillettes jouant à l’élastique. Loin des cris des garçonnets bagarreurs, qui me font peur.

Dès [1988], ma mère a repris le travail. Alors, je passe des heures interminables à garder mes petites sœurs. J’ai neuf ans. Sabrina, cinq. Vanessa, six. Je les flanque devant un dessin animé de La Cinq, ou une série télévisée d’M6. La Petite maison dans la prairie, Ma sorcière bien-aimée, Happy Days
Peu importe. Elles y trouvent du plaisir, de l’attraction

Calées entre les coussins du canapé, elles attendent d’êtres servies. Sur la table basse, leurs couverts sont déjà mis.
Comme je lis l’heure, à midi trente, je m’écrie :
Le restaurant est ouvert ! 

J’emporte les assiettes dans la cuisine. Je les garnis. Une tranche de jambon rose et arc-en-ciel. Une part de Vache Qui Rit. Une demi-tomate. Du maïs en boîte. Un morceau de pain. Nous mangeons froid. Parce que c’est l’été. Parce que ma mère ne sait pas cuisiner. Parce que c’est moins cher. Parce que c’est dangereux, une gazinière.

― J’ai faim ! 
― Moi aussi, j’ai faim ! 
― Y a quoi, au dessert ?
― Mets plus fort la télé !
― Pousse-toi !
― J’ai soif ! J’veux du Kiko !
― Moi aussi j’ai soif ! 
― Donne du Kiko !

Sur le qui-vive, je reçois leurs doléances. Le « Kiko », contraction enfantine de « jus d’abricot », était la boisson officielle des sorties avec mon paternel. Hélas, il y a une éternité que les bars, aux parfums ambrés de la sueur des travailleurs, et aux sols jonchés de tickets de PMU, sont sortis de ma vie. 

Ah ! Mon papa ! Son café ristretto, son Parisien, le nectar orangé, gorgé de sucres, succédané de compote infantile, sa main virile dans mes boucles blondes… Tout cela est si lointain ! 

En [1988], le Kiko n’est déjà plus qu’une infâme « boisson aux oranges ». Dans la bouteille en plastique, il s’est changé en poudre de fruits, diluée dans de l’eau. Affreux breuvage pisseux, sans le moindre reflet velouté des fruits du Roussillon ! Souvenir périmé, donc, que celui du jus d’abricot.
Mes sœurs ont, depuis, fait leur apparition.

C’est à moi que notre mère donne les consignes de sécurité. Pour mes petites sœurs, je braverais toutes les peurs. Même si, dans l’entrée, la sonnette retentit. 

― Bzzz ! Bzzz ! 

Son timbre d’insecte électrique me fait sursauter. Il trahit une présence. Derrière la porte se tient un adulte. Un adulte, ou du moins, un « grand ». Un grand, comme les garçons des voisins. Tu sais, ceux qui t’embêtent, te touchent et déshabillent, en-dessous de l’escalier.
Quand ça sonne, je me précipite vers la télévision. Je coupe le son. Dans la panique, je me retourne vers Vanessa et Sabrina. Le sourcil froncé, l’index tendu, sur mes lèvres muettes et tremblantes, j’implore le silence. Malgré leurs protestations de téléphages omnivores. 

Le bruit ambiant s’évanouit. Se confond enfin avec mon ennui enfantin. Silence ! Il n’y a personne dans cette maison ! Partez !

 Partez ! 

― Bzzz ! Bzzz !
Ça re-sonne. C’est un démarcheur. Il ne va pas tarder à tourner les talons. Oui, un démarcheur ! Mais, mon Dieu, que j’ai peur ! Accroupie derrière la porte, je retiens mon souffle. Je déglutis à peine. Je suis grande, maintenant. Je ne vais pas pleurer. Dans ma poitrine concave, mon petit cœur bat la chamade. Pas assez de nibards, non, pour le rôle de « Petite Maman ». Vivement que ça pousse ! Mes parents comptent sur moi.

A suivre...

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