NOLI
ME TANGERE
(NE ME TOUCHE PAS) (1/2)
[Février 2004]. PAUMÉE.
J’ouvre
la fenêtre de la chambre, autant que je peux. Dehors, et le ciel et la terre
sont lourds, froids, et gris. Je me donne dix secondes. Dix secondes, pour
humer l’air d’Orly.
Froid.
Temps scandinave. Hiver suédois. Quelle est la capitale de la Suède,
déjà ? Stockholm, je crois.
Sur la piste
grise s’abat la noria des avions, train d’atterrissage en érection. Des petits.
Des gros. Des longs et fins. Des bourrus. Des blancs. Des colorés. La piste est
une pute. Elle offre ses lignes et ses courbes à tous les profils, à toutes les
origines. Pas con. Le chétif A- 320 d’Air France. L’imposant 747-cargo ivoirien.
Tous ont leur chance. C’est évident. La piste est une pute.
Soudain,
le doute m’assaille. Je frissonne. Cheveux colorés, maquillage, nuisette et
talons hauts…
Est-ce
que, moi aussi, je serais une piste ?
Les
mots n’ont plus de sens. Une joue dans chaque main, je m’accoude au dormant
métallique. Son contact froid m’est familier. Face à son agressivité, je joue
l’indifférente. D’ailleurs, je pourrais jouer n’importe quel rôle.
J’attraperais, entre mes lèvres, le texte à débiter. Un peu comme on saisit la
perche du tire-fesses, au ski.
La vie
est absurde. Les gens galopent après des buts futiles. Ils entrent dans une
mascarade de bons sentiments, d’événements voulus-subis,
d’émotions convenues. M’as-tu-vu(e),
m’as-tu bien vu(e) ?
Alors,
tant pis. Tant pis, si, happée par l’un d’eux, je dois entrer en scène, poussée
par un destin qui n’est pas le mien. C’est la vie. Tant pis, si, au prix de ma
dignité, je m’arrange avec la vérité. Je prends sur moi.
Allez !
Je l’ai peut-être bien mérité. Voulu-subi,
aussi. Je refais le match. Me console de paroles plus ou moins fleuries. Des
paroles, ça suffit à me faire tenir. Pour ma seule défense, je lèverais des
brigades entières de mots ! Plus besoin d’uniforme. En déshabillé, ou nue,
je dirige mon armée !
Mais
voici retentir, dans ma tête, la valse des dates-souvenirs !
[1985] Mon enfance est un paysage d’aéroport.
Aucune perspective. Pas de ciel bleu. Pas de contours précis, excepté,
peut-être, ceux des arêtes. Des arêtes des immeubles, sur l’horizon. Un horizon
improbable, tracé au béton armé.
Les
heures s’égrènent dans un silence angoissant ― ce même silence qui m’assourdit,
tandis que j’attends, en tenue idoine, la visite de cet homme.
La
piste est du même gris que la cour de l’école. Petite, je ne joue pas avec les
autres enfants. Je reste engoncée dans le confort incolore, et plus ou moins
instable, de mon univers intime. Le talon d’un pied contre le bout de l’autre,
en petit pas conditionnés à ma pointure enfantine, j’arpente le périmètre de bitume.
Je vais loin. Loin du tumulte aigu des fillettes jouant à l’élastique. Loin des
cris des garçonnets bagarreurs, qui me font peur.
Dès [1988],
ma mère a repris le travail. Alors, je passe des heures interminables à garder
mes petites sœurs. J’ai neuf ans. Sabrina, cinq. Vanessa, six. Je les flanque
devant un dessin animé de La Cinq, ou une série télévisée d’M6. La Petite maison dans la prairie, Ma
sorcière bien-aimée, Happy Days …
Peu importe. Elles y trouvent du
plaisir, de l’attraction.
Calées
entre les coussins du canapé, elles attendent d’êtres servies. Sur la table
basse, leurs couverts sont déjà mis.
Comme je lis l’heure, à midi trente, je
m’écrie :
― Le restaurant est ouvert !
J’emporte
les assiettes dans la cuisine. Je les garnis. Une tranche de jambon rose et
arc-en-ciel. Une part de Vache Qui Rit. Une demi-tomate. Du maïs en boîte. Un
morceau de pain. Nous mangeons froid. Parce que c’est l’été. Parce que ma mère
ne sait pas cuisiner. Parce que c’est moins cher. Parce que c’est dangereux, une
gazinière.
― J’ai
faim !
― Moi
aussi, j’ai faim !
― Y a
quoi, au dessert ?
― Mets
plus fort la télé !
― Pousse-toi !
― J’ai
soif ! J’veux du Kiko !
― Moi
aussi j’ai soif !
― Donne
du Kiko !
Sur le
qui-vive, je reçois leurs doléances. Le « Kiko », contraction
enfantine de « jus d’abricot », était la boisson officielle des
sorties avec mon paternel. Hélas, il y a une éternité que les bars, aux parfums
ambrés de la sueur des travailleurs, et aux sols jonchés de tickets de PMU, sont
sortis de ma vie.
Ah !
Mon papa ! Son café ristretto,
son Parisien, le nectar orangé, gorgé
de sucres, succédané de compote infantile, sa main virile dans mes boucles
blondes… Tout cela est si lointain !
En [1988],
le Kiko n’est déjà plus qu’une infâme « boisson aux oranges ».
Dans la bouteille en plastique, il s’est changé en poudre de fruits, diluée
dans de l’eau. Affreux breuvage pisseux, sans le moindre reflet velouté des
fruits du Roussillon ! Souvenir périmé, donc, que celui du jus d’abricot.
Mes
sœurs ont, depuis, fait leur apparition.
C’est à
moi que notre mère donne les consignes de sécurité. Pour mes petites sœurs, je braverais
toutes les peurs. Même si, dans l’entrée, la sonnette retentit.
― Bzzz ! Bzzz !
Son
timbre d’insecte électrique me fait sursauter. Il trahit une présence. Derrière
la porte se tient un adulte. Un adulte, ou du moins, un « grand ». Un
grand, comme les garçons des voisins. Tu sais, ceux qui t’embêtent, te touchent
et déshabillent, en-dessous de l’escalier.
Quand
ça sonne, je me précipite vers la télévision. Je coupe le son. Dans la panique,
je me retourne vers Vanessa et Sabrina. Le sourcil froncé, l’index tendu, sur mes
lèvres muettes et tremblantes, j’implore le silence. Malgré leurs protestations
de téléphages omnivores.
Le
bruit ambiant s’évanouit. Se confond enfin avec mon ennui enfantin.
Silence ! Il n’y a personne dans cette maison ! Partez !
Partez !
― Bzzz ! Bzzz !
Ça
re-sonne. C’est un démarcheur. Il ne va pas tarder à tourner les talons. Oui,
un démarcheur ! Mais, mon Dieu, que j’ai peur ! Accroupie derrière la
porte, je retiens mon souffle. Je déglutis à peine. Je suis grande, maintenant.
Je ne vais pas pleurer. Dans ma poitrine concave, mon petit cœur bat la
chamade. Pas assez de nibards, non, pour le rôle de « Petite Maman ».
Vivement que ça pousse ! Mes parents comptent sur moi.
A suivre...
A suivre...
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