mardi 6 mai 2014

NOLI ME TANGERE (NE ME TOUCHE PAS) (3)

[Février 2004, maintenant].PAUMÉE.  

Mais le loup qui m’approche est un vieux briscard. Il ne va pas mourir. Il verra le soir ! Il savoure l’ivresse des lenteurs, en connaisseur. Il fait l’amour. Même lors d’un simple plan-cul. Même s’il me traite de « phénomène ». Même s’il me nomme « sauvageonne ». Pas client du fast-foutre. Non. Fine gueule, plutôt !

Il a pin’s à la boutonnière. Je crois que c’est un ancien militaire. Il raffole des décorations, des insignes, des récompenses, des distinctions. 

«  C’est gamin », pensé-je, reprenant à mon compte, les réflexions du Docteur Valérie. Elle qualifie ainsi mes pérégrinations érotiques du moment.

Tiens, l’épinglette de Patrick me rappelle Sabrina, enfant. 

[1986] Elle a trois ans. Elle m’a volé des autocollants. C’est un cadeau de l’école, la planche d’autocollants. Pour Sabrina, c’est un vrai trésor. Elle me l’a volé. Mais il faut être raisonnable. Garder une valeur intérieure : la sagesse. 

Pour le croyant, la sagesse n’est pas une arnaque. Elle ne se voit pas, ne s’échange pas, ne se marchande pas. Elle se tait. La sagesse est un secret dont il faut protéger les autres. Avec la sagesse, les autocollants, même quand on n’a que sept ans, on s’en moque !

Oui, on s’en moque, des autocollants ! Enfin, presque. Bébé Sabrina les a collés en vrac. Maladroitement. Tantôt l’un sur l’autre,  tantôt froissés ou déchirés, sur son lit aux barreaux de bois. Les larmes aux yeux, en proie au désarroi, j’examine le gâchis de mes récompenses.

― Sofia, sois raisonnable, c’est ta petite sœur !
― Mais Maman, c’est la maîtresse qui me les a donnés!
― Et alors ? C’est ta petite sœur, tu vois bien que ça lui fait plaisir ! Allez t’es une grande fille, t’as pas besoin de ça ! Sois raisonnable ! »

[Février 2004, maintenant]. PAUMÉE. 

Alors je regarde Patrick. Ses galons ? Son argent ? Je m’en fiche éperdument ! Ils pourriront. Bien avant la fin des temps ! À l’aune de la sagesse, ce ne sont que des grains de sable. Ou de la boue. Dans l’avenir, ils n’existent pas ! 

 Ce qui existe, ce sont les mots que tu mets sur les situations. Les mots que tu poses sur les personnes, pour les juger. Les mots qui protègent ton ego. C’est le super sarcophage de Tchernobyl. Il t’évite de péter les plombs. Il t’empêche de retourner à l’hôpital ! Entre nous, deux fois, ça suffit ! C’est vrai, ça ! Pense aux autres, un peu ! Regarde Patrick ! Accepte la vanité. La lenteur de la pensée. L’indolence de la sensibilité !

Donne-lui ton corps, s’il le veut, tu vois bien que ça lui fait plaisir ! Allez t’es une grande fille ! Sois raisonnable 

Un jour peut-être, tu en seras récompensée. Donne-le lui, ce jouet, puisque toi, tu as appris à t’en foutre !
D’accord. Mais quand même ! Qu’est-ce que je fous là, dans les bras de ce type, pas cérébral pour deux sous ? 

[1997, 1998, 1999] Il n’y a pas si longtemps, j’étudiais la philosophie. Je croyais ferme aux dialogues des Grecs antiques. À la force des idées, solidement érigées. Aux préliminaires de d’Alembert. À la caresse d’un Lituanien naturalisé. À la vigueur d’une démonstration à l’allemande. Aux saccades intellectuelles. À l’enchevêtrement des arguments. Au jaillissement du raisonnement. Mais tous ces ébats, toute cette agitation, toutes ces éjaculations n’avaient lieu que dans la tête.

Or, dans la course aux diplômes, j’ai déclaré forfait. Depuis, je ne pense plus qu’avec mon corps.
Mais les intellectuelles ont-elles une vraie enveloppe charnelle ? Ne jouissent-elles pas de leur seule cervelle ? Pour sûr, les Idées sont belles. Lentement, vers elles, les étudiantes entreprennent un douloureux périple. Entre quatre et sept heures du mat’, elles délaissent leurs draps intacts. Elles s’arment de courage. Le stylo au contact des pages, elles s’aventurent dans les dédales mystérieux, s’égarent dans  les méandres et les recoins dangereux … d’une dissertation. Dissertation qui n’aura pour lecteur captif que le seul professeur. Le reste de l’humanité n’en aura rien à branler.

[Février 2004, maintenant].PAUMÉE. Patrick se flanque devant la télévision : les cours de la bourse, un fait divers non élucidé, un épisode de Derrick …

Peu importe. Il y trouve du plaisir, de l’attraction.
 
Le visage impassible, il me cale contre lui, dans le lit. Nous matons la télé. Du bout des doigts, il parcourt une arête sinueuse de ma peau. Il reste un peu avec moi. J’aime ça. Je suis une enfant : je réclame ses bras.

A la dérobée, je regarde le pin’s à sa boutonnière. Pff ! Si ça se trouve, c’est un faux. Et Patrick ? Un tocard !

Mais non ! Son épinglette, c’est la reconnaissance des ses pairs. Pff ! En guise de paires, moi, je n’ai qu’yeux, oreilles, narines, lèvres. Pieds, mains, seins. Fesses, bras, jambes. Lorsque j’habite mon corps. Ça m’arrive. Dans des chambres. Des chambres d’hôpital. Ou des chambres d’hôtel.
Avec ou sans Patrick.

Patrick ! De sa femme, j’ignore le prénom. Mais j’en retiens moult détails. Il me parle souvent d’elle, sur le net. Et des cadeaux dont il la couvre, comme à Noël : 

       «  Un sac Lancel, des boucles d’oreille avec diamants, un coffret de parfum Dior, un carré Hermès, une boîte de chocolats Fauchon, un manteau, un voyage à l’Île Maurice.»

Sa soif de luxe me sidère. Ce n’est que ça, la vie ? Comme c’est décevant ! Ce mec a acheté sa femme. C’est évident. Il a investi. Patrick est un prédateur. Il traque le meilleur. Patrick est un consommateur. Il l’a dégottée à la caisse du supermarché. Très bon rapport qualité/prix. Belle. Sinon, rien. Brune. Comme moi. Méridionale. Comme lui. Âge : entre le sien et le mien. C’est certain : Patrick est un connaisseur. 

Leur maison, il l’a aménagée de ses propres mains. Après tant de virées chez Leroy Merlin ! Qu’est-ce qu’il a bataillé ! Qu’est-ce qu’il a vadrouillé, entre les rayons qui montent jusqu’au plafond ! Et comme il a fureté, parmi les boîtes d’embouts de toutes formes ! Et comme il a patrouillé ! Il a trouvé la perceuse-visseuse la plus performante du marché ! Il a profité de la promo sur les défonceuses. Il a assuré. C’est de son âge, le bricolage !

Mais qu’est-ce que je me raconte ? Qui suis-je, pour juger les autres ? Ce sont eux qui ont raison ! C’est moi qui ai tort. Eux…

Sa femme. C’est la plus belle. C’est la plus forte. Mais je l’envoie au tapis. Comme dirait Patrick :
― « Casse-couilles » égale « bonne au lit »

Bonjour, la vulgarité ! C’est sûrement une carapace. Vocabulaire de couillu. Une carapace, du vocabulaire… Ah ! Il me les faut ! Venez à moi, petits vocables-soldats, bataillons épars et transfuges ! Venez remplumer les rangs de ma brigade mentale ! 

(à suivre)

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